A bien relire Montesquieu, la séparation des pouvoirs, nécessaire, induit dans le même temps la collaboration entre les pouvoirs. L'un ne pouvant prendre le dessus sur l'autre, les uns et les autres devant œuvrer à l'intérêt général. La crise que nous vivons est, à ce titre, particulièrement exemplaire: d'un côté le Premier ministre qui cherche, à tout prix, à sauver Fortis, et donc (une partie de) l'économie belge (l'intérêt général) d’un choc dommageable, quitte à brusquer quelque peu la procédure; de l'autre, le premier président de la Cour de Cassation Ghislain Londers, premier magistrat du pays, qui estime que brusquer la procédure va à l'encontre de l'intérêt général, et usant de son autorité en fondant sur des allégations, porte la crise à son paroxysme au pire moment.
Ce Monsieur a écrit qu’il n’avait « pas pu apporter de preuve au sens juridique du terme d’une influence du politique sur la magistrature » mais estimé qu’il y a « indubitablement des indications importantes en ce sens »… C'est assez surréaliste quand même ? C'est surtout dangereux. Mettre en péril l’intérêt général sur une base aussi fragile ! Et montrer qu’au même titre que le monde politique, par une guerre de rapports émanant d’une justice qui serait, elle aussi, embourbée dans des guerres de clans… On a raison de parler de crise de régime.
S’il devrait être maintenant clair pour tout le monde qu’on ne parvient que très difficilement à s’entendre au Fédéral depuis juin 2007, entre Flamands et ce qu’il est convenu de qualifier de « francophones » (mais où sont les Wallons ?) certes, la lutte est surtout terrible entre les partis flamands et encore plus sanglante au sein du CDN&V. L’intérêt que je peux y voir, c’est qu’il se pourrait que cette nouvelle crise soit le détonateur qui permettra aux nationalistes flamands de passer outre aux réserves des « modérés » qui préfèrent continuer à vampiriser la Belgique (con)fédérale plutôt que de proclamer l’indépendance. Et faire évoluer l’opinion publique wallonne, ou plutôt la presse officielle qui pousse encore l’irresponsabilité à un point inimaginable en continuant à maintenir la fiction d’un Etat Belgique.
Revenons aux derniers événements. Je comprends assez mal les réactions outragées de certains.
Si je peux comprendre la déception des quelques "petits" actionnaires de Fortis qui, sans trop réfléchir, ont cédé aux sirènes d’un avocat qui y a vu une belle occasion de se faire de la pub - après tout, ils avaient bien cru aux promesses des banquiers, les seuls vrais coupables dans cette affaire - l’arrêt de la 18ème chambre de la Cour d'appel (gel temporaire des plans de rapprochement entre Fortis Banque et la Française BNP Paribas) consiste à jouer avec le feu dans une Sainte Barbe (*). Si BNP-Paribas se retire, ce sera l'effondrement de Fortis. Les actionnaires n'auront d'autre choix que de se retourner vers l'Etat et in fine ce sera le contribuable qui paiera. Et qui paiera cher ! Les juges auraient pu réfléchir à tout ça. Et sachant que le Droit commercial est tout sauf une science exacte…
Je leur suggère de relire Max Weber qui dans son analyse des logiques bureaucratiques et de la primauté de la règle sur toute autre considération dans ces milieux a écrit qu’un bon fonctionnaire est un fonctionnaire qui est capable de faire des écarts à la règle. Condition essentielle, pour Weber, pour permettre au système de fonctionner. Il avait cette phrase admirable pour décrire cette impersonnalité formaliste : « (…) sans haine et sans passion, de là sans « amour » et sans « enthousiasme », sous la pression des simples concepts du devoir, le fonctionnaire remplit sa fonction « sans considération de personne »…
Au delà des principes philosophiques, il y a la raison d'Etat, théorisée par Richelieu. Sans sentiment pour les « dégâts collatéraux » inévitables, voire nécessaires dans l’intérêt supérieurs du pays.
Au risque de choquer, j’estime que Leterme (**) a agi, dans cette affaire, en homme d'Etat. Il aura tenté de sauver ce qui pouvait l'être du système financier branlant du pays. Sans revenir sur la chronologie de l’affaire, les différentes phases de sauvetage de la banque. Intervention financière d’abord, puis, après le coup de poignard batave, l'adossement de Fortis à une grande banque avec minorité de blocage pour l'Etat afin de garder un droit de regard et veiller aux intérêts « belges », c’était ce qu’il fallait faire. Quitte à passer « à frottement dur ». Dans tout pays qui existe vraiment, l’intervention du politique postule une obligation de rapidité d’exécution dans « l’intérêt supérieur de la Nation ». Tout comme le ministre de la Justice a eu raison d’empêcher la libération pour « vice de forme » d’un délinquant réputé dangereux.
Car soyons de bons comptes, il faudrait être sot pour s'imaginer que dans une démocratie le cloisonnement est total entre les 3 pouvoirs. Il y a toujours des pressions, c'est parfaitement normal. Et ces pressions s’exercent dans tous les sens. Le pouvoir judiciaire n’est pas exempt de ce type de comportement. Rappelons nous Christian Panier qui lors du dernier scrutin régional avait interprété dans le sens bien compris de l’intérêt des partis politiques traditionnels les règles de présentations des listes de candidats au détriment des partis démocratiques non-représentés au Parlement.
La séparation absolue entre pouvoir judiciaire et politique est bien une fiction.
Dans cette affaire, la presse, les partis, la justice, bref tous les commentateurs, semblent prendre plaisir à jouer un mauvais vaudeville devant des spectateurs (oserais-je encore dire de citoyens ?) désabusés face aux difficultés réelles de la crise économique et sociale en plein démarrage... Fertilisant ainsi un terreau propice à l’éclosion de dérives populistes ou d’extrême droite.
Il y a un autre aspect, mais j’entre là dans le monde de la spéculation… à mon tour ! Il n’empêche. Avec la prise de contrôle de Fortis par BNP-Paribas, les intérêts de la France sont fortement engagés. Le bourbier belge éclabousse jusqu’à la Bourse de Paris. En gros, ce que les juges ont fait, c’est mettre en difficulté la banque française.
Le fait de constater qu’en Belgique, la parole de l'Etat, sa signature, ce n'est pas très important, puisque la justice autorise à passer outre, n’est pas anodin. N’y aurait-il pas derrière toute cette affaire un vieux relent de francophobie ?
Mon vieil instit nous serinait déjà que la Belgique était « le rempart de l’Europe contre la France ». Cet Etat tampon anti-français n’existe plus, les raisons de sa création ayant disparu. Mais 180 et quelques années de propagande ont hélas marqué les esprits. Remarquez combien on a peu hurlé quand les Hollandais ont confisqué la plus belle part de Fortis… Il est bien possible que si la solution avait été hollandaise, allemande ou britannique, la réaction aurait été différente. De nombreux « belges » (pas uniquement flamands) se sont méfiés dès le départ de cette opération de sauvetage. Accusant la France d’arrière-pensées. Dans notre intérêt à nous Wallons et dans le sien, la France devrait arrêter de considérer la Belgique comme un pays ami puisque son soutien lui est systématiquement reproché et renforce la défiance à son égard. Ce n’est pas nouveau, la Belgique a toujours été et est encore le pire adversaire des intérêts français en Europe et probablement dans le monde. C’est difficile à faire comprendre en France, parce qu’il s’agit d’un comportement collectif qui ne se traduit pas – à de rares exceptions près – au niveau des individus. D’où ces attitudes schizophréniques que sont la francophobie des institutions et la francophilie des individus… Compliquées encore par l'indiférentiation ethnique sous le vocable de "belges".
Nous sommes donc bien dans une fin de régime. En tous cas, au niveau fédéral. Il y a six gouvernements en Belgique et il n'y en a qu'un seul qui dysfonctionne. La Belgique est dysfonctionnelle par essence. Il faut une thérapie de choc au plus tôt. L’amputation me semble nécessaire et dans un premier temps, il faut d'urgence faire sortir la Wallonie de la Belgique. Tiens, à ce propos, le Kroll du jour est excellent !
(*) A moins que conscients que dans un système qui ignore le bien commun, les actionnaires de Fortis (petits comme gros) ont bien compris qu'il est possible de faire éponger par le contribuable leurs pertes dues à l'impéritie du conseil d'administration qu'ils avaient eux-mêmes choisi. Négligeant l'état de nécessité qui a forcé le gouvernement à agir, ils auraient compris qu'on trouverait bien, en flattant le désir de puissance de certains juges qui se veulent les maîtres de la loi et non ses serviteurs, le détail, le vice de forme ou encore la procédure oubliée qui justifierait une réforme de la décision gouvernementale, quel qu'en puisse être le prix pour l'économie du pays ou l'emploi... La déliquescence de l'état belge n'est pas uniquement due à ses problèmes communautaires...
(**) Les Flamands Premiers ministres se montrent toujours un peu plus belgicains et moins flamands dans l'exercice du pouvoir. Il n’empêche que, avec De Wever, c’est un des rares politiques flamands qui dit clairement les choses, sans hypocrisie. C’est donc notre meilleur ennemi (partenaire ?) pour faire évoluer les esprits. Rappelons nous quelques exemples : depuis sa déclaration au « Dag Allemaal » le 24 décembre 2005 où il a comparé « la Wallonie à un sac de cailloux sur le dos d’une Flandre lancée dans une course cycliste de montagne» , jusqu’à celle à « Libé » qui a fait couler beaucoup d’encre : « La nécessité d'avoir un gouvernement fédéral passe au second plan par rapport aux intérêts de la Flandre (...) La Belgique est née d'un accident de l'histoire, il ne faut pas l'oublier » (..) Que reste-t-il en commun ? Le Roi, l'équipe de foot, certaines bières... »